Wednesday, April 3, 2013

Le monde est beau comme un dieu

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Jean-Pierre Vernant : « Le monde est beau comme un dieu ! » Le Point - Publié le 21/06/2001 à 16:54 - Modifié le 19/01/2007 à 16:54

Le Point : Cette Grèce, comment l'avez-vous découverte ?
Jean-Pierre Vernant : D'abord physiquement, par un voyage en 1935. Imaginez un pays bien différent de celui d'aujourd'hui, sans touristes, que nous parcourions à pied, un pays de paysans et de marins, très hospitaliers, donnant à l'étranger le sentiment que sa visite était un honneur pour eux.

Le Point : La civilisation de la Grèce antique tient communément chez nous dans une formule : le « miracle grec ». Y adhérez-vous ?
Jean-Pierre Vernant : Absolument pas ! Cette idée, exprimée par Renan et largement reprise après lui, selon laquelle la Grèce, et elle seule, aurait inventé la raison, la pensée scientifique, la philosophie et toutes les grandes valeurs universelles, me paraît irrecevable. Il est vrai que vers le VIIe siècle avant notre ère s'est produit un ensemble de phénomènes complexes. D'abord, le passage d'une civilisation orale à une culture écrite, et d'une parole poétique et prophétique, celle d'Homère et d'Hésiode, à un discours logique et démonstratif, celui de Platon et d'Aristote. En même temps, le système ancien de gouvernement, détenu par un roi ou un petit groupe aristocratique, cède la place à l'organisation de la cité, dans laquelle chaque citoyen peut débattre à égalité avec les autres et concourir à la décision collective. Au sein de ce double processus, culturel et politique, il est impossible, et vain à mon avis, de démêler où est la cause et où est l'effet. Cependant, le triomphe du logos à l'âge classique a joué un mauvais tour aux Grecs, dont la civilisation n'a donc rien de miraculeux : en effet, ils n'essaient pas de comprendre ce qui est rebelle à ce principe logique d'identité, en particulier les phénomènes extérieurs qui ne se prêtent pas à la démonstration ni au calcul. C'est pourquoi il n'a pas réellement existé de physique grecque, faute de démarche d'expérimentation, ni d'application du calcul à la réalité.

Le Point : L'émergence et l'affirmation du discours logique n'auraient-elles pas dû faire disparaître le mythe ? Jean-Pierre Vernant : Muthos ne signifie rien d'autre que « récit », si bien que muthos et logos, chez les Grecs, ne s'opposent pas terme à terme. Ce mot, aujourd'hui, sert à désigner, dans l'histoire de la pensée grecque, une tradition transmise oralement qui n'est pas de l'ordre du rationnel. Notez que les muthoï ne sont pas l'apanage des Grecs. Notre science actuelle en est remplie : le « big bang » originel de nos savants est-il si différent du « chaos » évoqué par Hésiode, ce paysan béotien du VIIIe siècle av. J.-C. ? Les récits d'origine transmis par les mythes demeurent tout à fait d'actualité dans la Grèce classique, car ils répondent à des enjeux identitaires : le Grec sait d'où il est parce qu'il connaît tous ces récits par coeur. Lesquels, de plus, transmettent aussi des façons d'être et de se comporter. Dans Homère, affirme Platon, on apprend à labourer, à naviguer, à faire la guerre, à mourir. La tradition mythologique définit ainsi un style exemplaire d'existence collective, aux plans moral et esthétique, qui pour les Grecs se confondent.  

Le Point : La mythologie ainsi décrite exprime-t-elle l'essentiel de la religion grecque ? 
Jean-Pierre Vernant : Non, en partie seulement. Naturellement, elle se réfère à des dieux auxquels des honneurs doivent être rendus, auprès desquels les humains se sentent des moins que rien et ne sont quelque chose que si l'éclat du divin parvient jusqu'à eux parce qu'ils s'en sont rendus dignes. Mais la religion tient aussi à des pratiques, des rituels qui accompagnent et ordonnent tous les gestes de l'existence. La religion, de ce fait, est partout, dans la façon de manger, d'entrer et sortir, de se réunir sur l'agora. Rien ne sépare la sphère religieuse et la sphère civile : le religieux est politique, le politique est religieux. L'irréligion, dans la vie collective, est inconcevable, mais la religion elle-même, qui ne comporte aucun corps de croyances obligatoires, n'impose rien intellectuellement, parce qu'elle n'est pas d'ordre intellectuel. Le Point : Est-ce parce que vous vous déclarez athée - du moins dans votre jeunesse - que vous vous sentez à l'aise avec la religion grecque, qui ne comporte ni transcendance ni révélation, ni non plus le sentiment du péché ? Jean-Pierre Vernant : En effet. Ce qui me gêne dans le monothéisme, comme d'ailleurs chez les marxistes, c'est le dogmatisme, l'idée que la réponse est donnée à l'avance, une fois pour toutes. Je préfère la religion grecque, bien plus ouverte et accueillante. Les Grecs ont leurs dieux, mais ils sont tout prêts à recevoir ceux des voisins. Hérodote, même s'il trouve que les Egyptiens font tout à l'envers, reconnaît néanmoins leur antériorité dans le domaine de la religion, du savoir aussi. Dans l'« Iliade », les Troyens sont-ils moins sympathiques que leurs adversaires grecs ? Hector et Andromaque ne sont-ils pas aussi émouvants qu'Ulysse et Pénélope, pourtant si merveilleux ? Aujourd'hui, je ne dirais plus que je suis athée, l'athéisme moderne étant du dogmatisme à l'envers. De la religion je retiens l'idée de la limitation et de la dépendance par rapport à tout ce qui nous entoure et nous dépasse, et qui suscite le sentiment de la dette, tel qu'il existe aussi dans la culture indienne. Ce mélange d'humilité complète, exprimée par le fameux « Connais-toi toi-même » de Socrate, qui signifie que je ne suis rien, et d'orgueil par lequel je prétends juger moi-même du vrai et du faux, ce mélange-là me convient. Et je rejoins Germaine Tillion, qui l'a si bien dit : il existe deux sortes de gens, ceux qui, quand on frappe, n'ouvrent pas parce qu'ils n'attendent personne, et ceux qui, parce qu'ils n'attendent personne, ouvrent quand on frappe, la porte étant faite pour être ouverte. Ils ouvrent parce qu'ils savent qu'ils font partie d'un ensemble qui les dépasse.
Le Point : De là aussi votre attachement à l'esprit d'équipe ? Jean-Pierre Vernant : En effet. Dans ma vie professionnelle, je ne serais arrivé à rien tout seul, et c'est pourquoi beaucoup de mes livres ont été écrits à plusieurs mains, avec mes collègues et amis Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne, Françoise Frontisi... Surtout, je n'aurais rien entrepris sans mes maîtres Ignace Meyerson et Louis Gernet. Le second m'a orienté vers l'histoire et la civilisation de la Grèce, et en particulier sa religion ; c'est tout dire. Le premier, qui a développé une discipline nouvelle, la psychologie historique, m'a aidé à comprendre que, pour l'homme, tout passe par la fonction symbolique, qu'elle prenne forme dans les outils, le langage, les institutions sociales. A cet égard, la religion est le symbolisme même : par elle, l'homme considère que derrière l'univers entier, tel qu'il le voit, se trouve le véritable sens, qui est le divin, invisible, inatteignable, et pourtant la clé de tout. Et c'est ce qui lui fait dire, qui me fait dire parfois à moi aussi, que le monde est beau comme un dieu.

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LAURENT THEIS

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